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Lectures et chroniques...

Chroniques portant sur des polars, mais pas seulement. Vous y trouverez aussi quelques entretiens avec des auteurs. Blog de Jacques Teissier

Les Rouges, de Pascale Fautrier

Les Rouges, de Pascale Fautrier

Les Rouges : leur histoire,  c’est aussi notre histoire.

Les Rouges, les partageux, les communistes, les révolutionnaires... à une autre époque, ils effrayaient les bourgeois, exprimaient le désir des pauvres de s’émanciper de la domination des puissants, faisaient de la lutte contre les injustices leur cheval de bataille.

Devenus une force politique qui compte, ils ont été souvent – sinon toujours – divisés et se sont heurtés aux difficultés de changer le monde, de s’affronter au réel, de faire des compromis qui parfois pouvaient les compromettre dans leur essence même.

Réalisme contre idéal. D’un côté : désir de changer concrètement les choses en participant au pouvoir ; de l’autre : refus des concessions, intransigeance ou désir d’incorruptibilité. Prendre son temps pour accompagner les évolutions ou forcer la main à ce qui semble être le cours naturel des choses pour accomplir la Révolution.

Ce livre est une partie de leur histoire. Au croisement entre roman, généalogie familiale, réflexion politique sur les mouvements révolutionnaires français, leurs réussites et leurs échecs, il constitue un défi et une prouesse littéraire.

Le défi que s’est lancé Pascale Fautrier était triple : comment transformer une généalogie familiale (celle de l’auteur) en un récit qui couvre plusieurs siècles ? Comment centrer le récit sur ces mouvements politiques en montrant leurs effets sur la société en même temps que les désaccords de fond qui parfois les opposaient ? Enfin, comment réussir les deux objectifs précédents tout en abordant les destins individuels à travers les histoires émouvantes et complexes de certains des protagonistes ?  

Son choix s’est porté sur l’écriture romanesque, qui seule pouvait restituer à ces histoires leur chair brûlante, leur vie palpitante et l’ampleur historique qui est la leur. 

La prouesse littéraire résultant de ce défi est liée à la structure narrative imaginée par l’auteur ainsi que par son écriture fluide et précise, oscillant entre sobriété et lyrisme quand ce dernier s’avère nécessaire.

Nous sommes donc emportés dans les remous d’une histoire tourmentée, au fil des évènements qui ont marqué la vie de notre pays : révolution française, coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, Commune de Paris, scission du congrès de Tours en 1920, Front populaire, occupation allemande et Résistance, Cinquième république et mouvement de 1968, déstalinisation du PCF, fin de l’URSS... jusqu’aux derniers remous les plus contemporains avec le Front de Gauche.

Si le récit avance chronologiquement, il est scandé par le dialogue qu’entretient Madeleine avec JC, un dirigeant lambertiste de l’OCI qu’elle a aperçu à la Bastille le soir de l’élection de Mitterrand, le 10 mai 1981. JC avec qui elle a eu ensuite une longue liaison et qui est devenu quelques années plus tard un des responsables du parti socialiste. Au détour des évènements vécus par les différents personnages, ils échangent leurs réflexions comme nous pouvons le faire avec des amis en abordant des sujets politiques : avec des désaccords fréquents et stimulants...

Madeleine est le fil conducteur du roman, ou plutôt toutes LES Madeleine qui ont traversé ces différentes périodes et donnent au récit sa profondeur et son étrangeté.

Il y a la Madeleine d’aujourd’hui, narratrice du récit, qui a seize ans en 1981, ressemble à l’auteur et permet à Pascale Fautrier de prendre le recul nécessaire pour travailler la forme romanesque qu’elle a voulue ; il y a la Madeleine née au début du 20e siècle qui est la grand-mère de la narratrice ; d’autres Madeleine plus anciennes apparaissent fugitivement pour montrer la permanence du combat des faibles contre les puissants et le rôle que toutes les Madeleine de l’histoire y ont joué, comme victimes ou comme rebelles.

Il y a enfin la toute première Madeleine : « elle vient du IXe siècle, elle est moniale au couvent de Saint-Père, sous Vézelay. Elle a seize ans, elle est vierge, elle est belle, elle est née à 20 kilomètres de là, à Mailly ».

Avec le communard Camélinat, figure marquante du mouvement ouvrier, comme avec chacun des autres personnages, l’auteur nous fait vivre de l’intérieur les conflits souvent âpres qui naissent entre les différentes tendances du mouvement ouvrier révolutionnaire à partir du 19e siècle : marxistes, proudhoniens, blanquistes, jaurésiens, léninistes, trotskystes... Ce ne sont pas seulement les conflits entre les différents courants qui sont abordés, mais aussi les oppositions internes dans un même parti qui peuvent être dévastatrices pour certains. Ainsi en a-t-il été pour Bernard, le père de la narratrice, militant communiste après la guerre de 39/45, dont la vie a été bouleversée par le conflit violent qui l’a opposé avec la direction de son parti à la fin des années 60. Ce n’est pas la seule histoire de Bernard qui est racontée dans ces pages très documentées, mais avec la sienne celle de milliers de militants du mouvement ouvrier.

Avec Jules, Camille, Madeleine (grand-mère de la narratrice), Élise, Jules-Antoine, Bernard... le roman inscrit chaque destin individuel dans une longue lignée familiale et nous montre ainsi comment l’histoire de chacun est le fruit cette tradition partagée, des valeurs transmises, des anecdotes racontées par les parents, des souvenirs de vie des grands-parents qui restent dans la mémoire et font sens pour les générations suivantes, fixant pour celles-ci un cap qui va être dévié quand il se heurtera à un réel toujours changeant et sera porté par des personnalités originales.

 Mais le cap général restera-t-il fixé jusqu’à nos jours, ou bien la boussole va-t-elle se dérégler ?  Être Rouge aujourd’hui a-t-il encore un sens ? Que va faire avec ce combat mené par les Rouges d’antan la Madeleine-narratrice, elle qui avait dit à JC qu’elle raconterait leur histoire et qui à travers ces pages a ciselé la sienne ? S’inspirant de Jaurès, elle nous le dit superbement et de façon plutôt énigmatique dans les derniers paragraphes du livre :

« Éthique nouvelle, devoir nouveau : mesurer pour soi, au moment décisif, l’irréconciliabilité de la raison et de la foi, du désir et de la vérité. Être capable de la dire et de s’y mesurer en tout temps. Ce serait ça, la politique nouvelle. (...)
La démocratie est à peine à ses débuts. Sauf que les petits cailloux de l’Histoire, c’est moi qui les réaligne dans le temps.
Dans la grande spirale de douceurs éclatantes et d’infâmes cruautés, le récit que j’en fais demeure le Lieu souverain où s’affirme ce qui vaut la peine, du règne de la vie ou du règne de la mort, du paradis de l’amour ou de l’enfer du calcul, d’être raconté 
».

Quand j’ai émergé de cette lecture, j’avais collectionné des émotions diverses qui oscillaient selon les chapitres entre nostalgie et souvenirs heureux, mélancolie et enthousiasme. Mais la force du livre est aussi de faire le lien entre émotion et réflexion ; réflexion et interrogations sur l’Histoire et la politique, mais aussi – généalogie oblige – sur la brièveté de nos destins individuels ainsi que les influences possibles et imprévisibles que pourront avoir nos actions et nos mots sur ceux qui vont nous succéder dans le monde des vivants.

 

Les Rouges
Pascale Fautrier
Éditions Le Seuil  (avril 2014)

 

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