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Lectures et chroniques...

Chroniques portant sur des polars, mais pas seulement. Vous y trouverez aussi quelques entretiens avec des auteurs. Blog de Jacques Teissier

Mais l'enfant qu'est-il devenu...(Polar, chapitre 9)

Il accéléra au moment où ils entamèrent la côte et le moteur de la Suzuki Swift Sport passa du ronronnement paisible du chat au feulement sauvage du tigre. Ferdinand ne regrettait pas son achat, cette petite voiture sportive avait énormément de qualités. De plus, il commençait à apprécier ces routes cévenoles, qui lui permettaient de belles fantaisies de pilotage. Il pouvait éprouver un véritable plaisir sportif tout en restant – pas toujours, il devait le reconnaître – dans la limite de la vitesse autorisée ce qui était, selon lui, un bel exemple de l’absurdité de ce système répressif.

 

Rouler à quatre-vingt-dix kilomètres-heure sur ces routes étroites, sinueuses, qui surplombaient des ravins, était parfaitement autorisé même si ça relevait d’un exploit dangereux pour des conducteurs ordinaires. Dans le même temps, il était interdit de dépasser les cent trente kilomètres-heure sur l’autoroute ! Ce qui se passait dans la tête des technocrates et des politiques était incompréhensible. Ou plutôt, se corrigea-t-il, ce qui ne s’y passait pas.

Il avait confiance en ses capacités de pilote, certain qu’il était de n’avoir pas perdu une once de ses réflexes et d’avoir même amélioré sa technique depuis cinquante-sept ans qu’il conduisait. Dépasser la vitesse autorisée n’était pas un problème. C’était au contraire un stimulant, un générateur de frissons, de ces frissons qui le faisaient vibrer et lui permettaient de ressentir la vie avec la passion de la jeunesse. Et même davantage, car en prenant de l’âge, maintenant que le bout de la course était en vue, il voulait que sa vie devienne de plus en plus intense pour compenser le léger amoindrissement des capacités de son corps. C’était son credo : refuser l’affadissement des sensations, des idées, des sentiments, ainsi que le repliement sur soi. Sinon, à quoi bon continuer à vivre ?

 

Jusqu’à présent, pour la conduite, la chance était de son côté : il n’avait pas perdu un seul point de permis, alors qu’en toute logique, vu sa façon acrobatique de conduire, celui-ci aurait dû lui être supprimé depuis belle lurette. C’était d’autant plus injuste pour la majorité des autres conducteurs que pour lui, c’était un élément sans importance, un point de détail : il était prêt à conduire sans permis s’il le fallait. Et s’ils devaient le foutre en taule, qu’ils le fassent ! Ce n’était pas à son âge qu’il allait commencer à s’écraser devant les forces de répression. Parfois, il imaginait les titres des journaux annonçant que le poète Ferdinand de Vernarède était en prison à soixante-dix-huit ans pour conduite dangereuse et ça lui flanquait un frisson d’excitation amusé.

 

Dominique, à côté de lui, restait comme à son habitude, impassible. Indifférent aux crissements des pneus comme aux virages négociés à la limite des possibilités de la voiture. Il se contentait d’admirer le paysage, qu’il devait trouver – estima Ferdinand – plutôt agréable à contempler. Lui, ça le laissait froid. Le ciel, d’un bleu intense, mais chargé de nuages noirs menaçants était somme toute plutôt banal, le roux des feuilles de châtaigniers qui contrastaient avec le chatoiement sombre des pins et des chênes verts ne présentaient guère d’originalité, et en arrière-plan, apparaissant parfois à la sortie d’un virage, les ondulations douces de la Corniche des Cévennes lui semblaient être d’un intérêt visuel d’autant plus limité, qu’en conduisant il n’avait pas le temps de les contempler. De toute façon, aucun paysage ne parvenait jamais à éveiller en lui une émotion esthétique ou sensuelle aussi forte que la contemplation d’une très belle femme. Une femme comme Diva, à qui il lirait ce soir le poème écrit pour elle dans la nuit, avec toute la ferveur et la flamme que peut susciter une passion naissante.

 

Il avait activé son GPS et repéra que dans deux kilomètres, ils seraient arrivés à l’ancienne mine. Un peu plus tôt, Dominique lui avait demandé de s’arrêter au bistrot du village pour glaner quelques renseignements, et la tenancière leur avait donné l’information sans toutefois garantir sa véracité, en ajoutant qu’elle leur déconseillait de s’y rendre. Les gens qui vivaient là étaient, selon elle, imprévisibles : « ils ont plusieurs chiens style Pitbulls qui sont très dissuasifs et dangereux ». Ferdinand avait grimacé. Il détestait les chiens, depuis que tout petit il s’était fait mordre au mollet droit par un énorme berger allemand, une morsure dont il gardait encore la cicatrice.

–        Tu sais quoi, Dominique ? lança-t-il tout en jouissant de voir le regard halluciné du conducteur de la BMW qui se trainait peureusement dans la côte et qu’il doubla dans un tronçon de ligne droite abominablement court, l’obligeant ainsi à obliquer sur la droite et à frôler le parapet du côté du ravin. Tu sais quoi ? Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi tu as voulu répondre à cette annonce. D’abord, nous allons être confinés dans ce mas, coupés de toute civilisation digne de ce nom. Ensuite, tu savais que notre présence risquait d’être brève. Et puis... je sais bien que le logement est gratuit, mais j’avais les moyens de louer un gite, alors que là, tu vas être obligé de nourrir des bestioles qui ne t’en seront même pas reconnaissantes !

–        Je sais tout ça. Mais contrairement à toi, qui es génétiquement un homme de la ville, je n’ai pas l’intention de repartir quand nous aurons retrouvé Chloé. Je vais rester ici, sinon à Sauvagnac, en tout cas quelque part dans le village. C’est un lieu qui me parle.

–        Et ça t’a pris quand, cette subite envie de revenir à l’âge de la pierre taillée ?

–        Au moment où nous sommes arrivés dans la Vallée. J’ai compris que c’était là que je devais être, et pas ailleurs. Cet endroit m’attendait, c’était une évidence. Je ne le quitterai plus.

–        Je sais que pour toi il n’y a pas de hasard, tout ce qui doit arriver est inscrit dans notre destin, les coïncidences n’existent pas, la magie du monde est partout autour de nous... Je commence à me demander si tu n’as pas raison. C’est grâce à ta décision que j’ai rencontré Diva. Qui sera, peut-être, la dernière femme de ma vie !

Le fait de prononcer cette dernière phrase et de ressentir physiquement ces mots qui le renvoyaient à sa proche fin de vie fit émerger en lui une mélancolie qu’il s’efforça de chasser de son esprit. Commencerait-il à s’apitoyer sur lui-même et sur son âge ? Mauvais signe. Il lui faudrait prendre des mesures énergiques. Du coin de l’œil, il vit Dominique se tourner vers lui et le regarder, hilare.

–        Ferdinand, c’est n’importe quoi ! Tu sais que tu pourrais être son arrière-grand-père ?

–        N’exagère pas. Tu cherches à me faire du mal, mais tu n’y arriveras pas. Son grand-père, à la rigueur, mais pas plus. D’ailleurs, je te signale que ma fille est plus jeune qu’elle ! Et puis, ne sois pas bourgeois : c’est quoi la différence d’âge, quand il y a de l’amour ? C’est de la merde, ça n’existe même pas !

–        Parce qu’il y a de l’amour, entre vous ?

–        J’y travaille. À mon âge, c’est un sentiment qui n’est pas spontané. Il faut le susciter, l’impulser, le faire émerger, le faire vivre...

 

Il prit le dernier virage avant l’arrivée sur le plateau. Bien qu’ayant été averti de ce qui les attendait, il eut un moment de stupeur. Il n’imaginait pas qu’un pareil bric-à-brac existât de ce côté-ci de la galaxie. C’était un amoncellement de carcasses de bagnoles, de camions ou de bus, rouillés, délabrés, sans roues, parfois sans vitre. Heureusement, certains des véhicules, qui semblaient abriter des êtres vivants, étaient peints de façon luxuriante, recouverts de couleurs criardes et agressives et, bonne surprise, de slogans anars et anti-flics aussi virulents que bien sentis, qui lui rendirent le lieu presque sympathique...

... Jusqu’à ce que soudain trois énormes molosses ne déboulent, la bave aux lèvres, écumants de ce qui semblait être une rage pas du tout rentrée ou intériorisée, sautant autour de la voiture avec un acharnement qui sembla à Ferdinand aussi méritoire qu’agaçant.

 

La route finissait à l’entrée du capharnaüm. Il s’était arrêté et attendait, prêt à faire demi-tour, quand Dominique, posant une main sur son bras, lui demanda d’arrêter le moteur.

–        C’est peut-être pas une bonne idée, lui lança-t-il en hurlant pour couvrir les aboiements des chiens.

–        Si, regarde, quelqu’un arrive.

 

Le type ressemblait à une caricature de biker américain : obèse, barbu, chevelu et légèrement plus petit qu’une armoire normande, mais un chouia plus large. Toute la panoplie y était : santiags, pantalon de cuir, blouson de cuir noir ouvert malgré le vent frisquet sur une chemise largement échancrée, qui laissait apparaitre en haut du torse velu un tatouage de femme nue, d’après ce que Ferdinand pouvait estimer à distance.

 

Il vit que Dominique s’apprêtait à sortir de la voiture sans se soucier des chiens, qui bondissaient autour de la portière avant gauche : la sienne ! Comme par un fait exprès...

–        Tu es fou, ces salopards sont capables de te bouffer les couilles, ne bouge surtout pas !

–        T’inquiète pas, j’ai l’habitude des chiens.

Dominique ouvrit sa portière. Les chiens, interloqués, restèrent une fraction de seconde sans aboyer, puis se précipitèrent de son côté, pendant que l’Armoire arrivait sur eux avec une mine qui ne sembla pas spécialement avenante à Ferdinand. Dominique s’écarta de la voiture, s’accroupit et mit ses deux mains en avant comme s’il voulait leur lancer un fluide, tout en leur parlant doucement. Ils stoppèrent net leur progression, lancèrent encore quelques aboiements rauques, puis d’autres plus brefs, moins forts, espacés. Ils se calmèrent enfin, au moment où l’homme arrivait sur lui. La Caricature avait décidé de prendre le relai des chiens et hurla sur Dominique. Il semblait furieux que les chiens se soient calmés, ce qui l’obligeait à donner de la voix et à perdre une énergie sans doute précieuse à la société des hommes.

–        Vous n’avez rien à foutre ici, cassez-vous, espèces de branleurs de mes deux !

 

Un vocabulaire riche, une syntaxe parfaite... la discussion va être intéressante, pensa Ferdinand, qui décida malgré tout de ne pas sortir immédiatement. Dominique se redressa, caressa le chien le plus proche qui le regardait comme s’il était son meilleur copain, et resta immobile, souriant à l’Armoire qui, lui, ne souriait pas, mais arrêta ses beuglements.

–        Nous cherchons quelqu’un qui pourrait être chez vous, d’après nos renseignements.

–        Cassez-vous, ou c’est moi qui vous casse. Je cause pas aux flics, et de toute façon même si quelqu’un est venu chez nous, c’est pas moi qui vais vous le dire.

 

Être pris pour un flic était si insupportable qu’il sortit de la voiture d’un bond, oubliant les chiens, et se précipita en courant jusque sous le nez du biker. Il s’aperçut à cet instant que trois autres individus mâles, sortis il ne savait d’où, les entouraient.

–        Sachez, monsieur, que ceux qui ont insulté Ferdinand de Vernarède en le traitant de flic l’ont toujours regretté. Je vous prie d’être correct avec moi, tout comme je le suis avec vous. Dans le cas contraire, je ferai sortir la graisse de votre bedaine par les trous de votre gros nez d’alcoolique.

 

Il crut, l’espace d’un court instant, que l’Obèse allait être foudroyé par une apoplexie, là, devant ses yeux, ce qui aurait été une élégante façon de régler le problème. Hélas, il se reprit et Ferdinand pressentit qu’il allait passer à l’acte. Sans doute aurait-il dû éviter de le provoquer, mais c’était plus fort que lui, la provocation était chez lui une seconde nature. Depuis le berceau, disait même sa mère, jadis. Une tendance lourde qui lui avait valu de multiples avanies dans le passé, dont certaines très cuisantes. Mais il ne regrettait rien, jamais.

–        Espèce de connard, avec ta voiture de bourge, tu te prends pour qui ?

Dominique, écartant Ferdinand, s’interposa et parla à l’Erreur de la Nature d’une voix douce.

–        Vous n’allez quand même pas frapper un homme de cet âge, un vieillard ? Ce serait un vrai manquement à l’honneur, et je suis sûr que vous comprenez le sens de ce mot.

 

Le visage de l’homme s’empourpra encore davantage, et il lança brusquement son poing droit en direction de Dominique. Ferdinand eut à peine le temps de comprendre ce qui se passait. Dominique se pencha légèrement, Ferdinand vit son coude gauche se mettre sur un plan horizontal, sa main droite guider le poing de son adversaire qui vint frapper son coude au niveau des doigts. Le Gros poussa une sorte de son rauque, trébucha vers l’avant et dut faire un effort pour ne pas perdre complètement l’équilibre. Pendant ce temps, Dominique avait repris sa position initiale, calme et souriante, stable sur les jambes, très droit. Le biker sembla un instant désemparé, puis reprit une posture menaçante.

 

Un homme intervint brusquement, qui n’était pas là quelques instants plus tôt. Il interpella l’Armoire qui, au son de sa voix, se calma brusquement. 

–        STOP, Bob ! Il se passe quoi, ici ?

–        C’est encore des pourris de flics. Ils cherchent quelqu’un, soi-disant.

 

Le nouveau venu était un type brun de taille moyenne, d’une quarantaine d’années, au visage émacié. Vêtu de façon plus classique que le biker apoplectique, son seul signe distinctif était un chapeau de feutre noir incliné sur le côté. Ferdinand remarqua qu’il semblait bénéficier d’une certaine autorité sur ses congénères. Il s’avança vers lui et se présenta.

–        Cher ami, je suis enchanté d’avoir enfin affaire à un être civilisé. Je suis Ferdinand de Vernarède, poète, et voici mon ami Dominique. Je tiens à vous signaler que contrairement à ce que dit cet individu plutôt rustique, nous ne sommes pas des flics. D’ailleurs, j’exècre les flics sans doute autant que lui.

–        Greg Malon, propriétaire officiel de ce lieu d’après les critères de cette société, bien que, naturellement, je refuse ce foutu concept de propriété. Qui cherchez-vous ?

–        Une jeune fille. Ma fille. Elle s’appelle Chloé.

–        Il n’y a pas de Chloé ici. Cela dit, s’il y en avait une, vous vous doutez bien que je ne vous le dirai pas. J’attendrai votre départ pour lui demander si elle accepte de vous parler.

–        Je comprends. Bien qu’elle ne soit pas là, pouvez-vous quand même lui dire que son père se trouve dans la maison Kellerman, à Sauvagnac, et qu’elle peut passer le voir quand elle le veut ? S’il vous était possible d’ajouter qu’il a des nouvelles importantes à lui donner, qui concernent la santé de sa mère, ce serait bien.

 

Greg Malon secoua la tête sans ajouter un mot. Ce geste pouvait être interprété de diverses façons, et parmi celles-ci, Ferdinand choisit l’espoir. Un espoir fou, sans doute, que dans le même mouvement il s’efforça aussitôt de juger illusoire pour s’éviter une déception future. D’ailleurs il était clair que même si Chloé était ici, Greg Malon ne lui dirait rien. Lui parlerait-il seulement de leur visite et de sa demande ? Il se sentait tout à la fois nauséeux, accablé et désemparé... que Chloé puisse se trouver dans cet endroit apocalyptique était impensable. Quel gâchis !

 

Sur le chemin du retour, il lui fallut quelques minutes pour pouvoir à nouveau parler à Dominique.

–        Au fait, je te remercie pour tout à l’heure.

–        Ce n’est rien, je n’allais quand même pas laisser ce type te frapper.

–        Non, pas pour ça. Pour m’avoir traité de vieillard ! Ça fait toujours plaisir...

 

Dominique s’esclaffa.

–        Tu me rassures. L’espace d’un instant, j’ai cru que tu allais éprouver une quelconque reconnaissance, et j’aurais trouvé ça invraisemblable. Et sinon, ajouta-t-il en redevenant sérieux, tu crois qu’elle est là ?

–        Je le crains. Et il va nous falloir réfléchir à un plan pour la contacter, car je ne compte pas du tout sur ce Greg. Il ne m’inspire aucune confiance, même s’il se prétend anar. Anar de mes fesses, oui !

–        On va réfléchir ce soir à un plan d’action.

 

Ferdinand se sentit ragaillardi en pensant à la soirée. Le plan lui convenait, mais il n’allait pas oublier Diva pour autant ! Il allait mettre les petits plats dans les grands. Le principal, c’était qu’elle n’arrive pas trop tard, pour le reste il improviserait...

 

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